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Accepter ou refuser la CAA

  • albaneplateau
  • 2 nov. 2024
  • 10 min de lecture

Dernière mise à jour : 24 nov. 2024


La Communication Alternative et Augmentée (CAA), c’est vraiment un outil formidable. Elle m’a permis cette semaine de continuer à papoter, alors que l’automne s’était décidé à charrier son lot de virus sur mes poumons, et que j’étais complètement aphone. Chaque jour, elle aide les enfants, qui viennent me voir parce qu’ils font face à des troubles du développement du langage, à ranger leur vocabulaire, construire leurs phrases, écouter les mots que leurs bouches peinent encore à dire, avec une efficacité inégalée. Elle soutient la compréhension des enfants dont le cerveau peine à analyser les mots avec une puissance que ni mon langage plié exprès pour eux ni mes mains qui signent, ne parviennent seuls à atteindre. Et, si elle offre aussi tout cela à ceux dont la bouche ne peut pas parler, elle leur permet surtout de communiquer avec leur entourage, de participer à toutes les situations et de grandir. Et ça, c’est vraiment le grand apport de la CAA.

On devrait donc tous sauter de joie à l’idée de disposer de ce trésor à offrir à tous ceux qui font face à un handicap de communication. D’autant que c’est ce qu’on a de mieux à offrir actuellement. Et pourtant non. Dans un certain nombre de cas, la CAA introduite est abandonnée en moins d’un an. Si la CAA est un formidable support pour l’orthophoniste qui veut soutenir le langage d’un enfant faisant face à des difficultés pour le développer, lorsque celui-ci affronte un handicap de communication impactant plus fortement son expression ou sa compréhension, c’est un investissement très important de sa famille qui est nécessaire afin que l’enfant puisse à terme s’approprier son système de CAA. Alors, cela vaut la peine de se pencher sur les facteurs qui influencent l’acceptation ou le rejet de la CAA par les parents, pour comprendre comment mieux les aider.

 

Alison Moorcroft, Nerina Scarinci et Carly Meyer, qui travaillent à Brisbane et mènent leurs recherches à l’Université du Queensland, ont beaucoup étudié cette question (1). Elles ont mené un interrogatoire semi-structuré auprès de douze parents d’enfants présentant des handicaps de communication, qui avaient été amenés à abandonner ou à rejeter à la CAA après au moins une année d’intervention. Ces interrogatoires ont permis d’identifier des facteurs personnels qui ont conduit à l’abandon de la CAA.

1.        Les parents n’étaient pas prêts émotionnellement ni suffisamment résilients pour implémenter la CAA.

2.        L’implémentation de la CAA a constitué un travail supplémentaire pour la famille, qui ne parvenait pas à ajouter le livre de communication ou l’iPad à toutes les choses auxquelles il fallait penser sans cesse. Ils pouvaient manquer de temps pour programmer la CAA et encore plus pour l’enseigner à leur enfant. Certains ont aussi mentionné qu’utiliser la CAA les détournaient des interactions naturelles avec leur enfant, dont ils comprenaient les besoins par ailleurs. Si un parent s’appropriait la CAA, il pouvait souffrir d’être le seul dans la famille à le faire.

3.        L’enfant n’utilisait pas la CAA pour communiquer.

4.        Les parents n’étaient pas satisfaits du système de CAA lui-même, parfois parce qu’ils hésitaient à investir dans un matériel cher dont ils n’étaient pas persuadés du bénéfice, parce qu’ils redoutaient qu’il soit cassé, et auraient alors préféré disposer d’un système de prêt pour essayer. Ils ont aussi rapporté que les systèmes qui leur étaient proposés étaient trop limités en termes de taille de vocabulaire, de classement des mots, de possibilité d’exprimer de nombreuses choses. Les bénéfices proposés par les CAA étaient insuffisants pour lutter contre le poids, la lenteur, les difficultés de programmation.

 

Les implications de cette étude sont importantes.

•       Il est crucial de placer la famille au centre de l’intervention lors de l’introduction de la CAA.

•       Ouvrir des espaces de discussion sur le deuil parental et la possibilité de résilience avec délicatesse est important.

•       Enfin, les professionnels doivent considérer les parents comme des partenaires avec leurs propres qualités et leurs propres ressources.

 

HyunJu Park est PhD, et travaille à l’université de Gachon, en Corée du Sud, où elle travaille à la division des troubles du langage et de la parole. Entre 2019 et 2021, elle a mené trois études successives pour comprendre les facteurs influençant l’acceptation de la CAA.

Elle a mené des interrogatoires individuels poussés auprès de quinze parents qui avaient accepté la CAA au fil des interventions proposées à leurs enfants, présentant des handicaps de communication d’origines diverses.

Les réponses ont confirmé le rôle déterminant des parents, dès l’introduction de la CAA. Les compétences parentales, leurs connaissances, leurs aptitudes et leurs attitudes, sont cruciales pour mettre en place avec succès une CAA.

L’étude des nombreuses réponses parentales a aussi permis à Park de dresser un modèle paradigmatique de l’acceptation de la CAA.



Dans une autre étude, Park a étudié les facteurs ayant influencé le processus d’acceptation de la CAA (3) par les parents. L’article les détaille longuement et de façon exhaustive. Voici les thèmes et les sous-thèmes identifiés résumés dans ce tableau :

 

Thèmes

Sous-thèmes

Augmentation de la satisfaction à l’égard de l’intervention de communication

 

·      Insatisfaction à l’égard des thérapies conventionnelles

·      Augmentation des compétences linguistiques de l’enfant

·      Diminution des comportements défis de l’enfant

·      Amélioration des compétences sociales de l’enfant

·      Expériences d’interactions agréables

Prise de conscience de la nécessité d’une intervention précoce en CAA

·      Importance d’essayer l’intervention en CAA

·      Initiation précoce à la CAA lors des interventions

 

Changement dans les attentes à l’égard de la qualité de vie de l’enfant

·      Identification du potentiel de l’enfant

·      Espoir d’une vie autonome

·      Identification du développement de l’enfant en tant que membre à part entière de la société.

Augmentation de la compétence parentale

 

·      Changement de style parental

·      Volonté de communiquer en utilisant toutes les modalités de communication

·      Reconnaissance de la nécessité de prendre soin de soi

·      Participation à des activités parentales

Besoin d’améliorer les systèmes de CAA

 

·      Symboles limités par nature

·      Nécessité d’améliorer les supports à la CAA

·      Besoin d’augmenter la portabilité

Besoin d’améliorer l’accès à la CAA

 

·      Besoin d’augmenter l’expertise des professionnels

·      Nécessité de coopération entre les institutions

·      Besoin d’augmenter la formation des parents

·      Manque d’information objective

·      Demande de soutien financier

Attentes persistantes de productions orales de la part de l’enfant

·      Recherches de moyens pour forcer la parole de l’enfant

·      Difficultés pour abandonner l’espoir de la production orale

Perception des parents et propension à agir

 

·      Confiance dans le prescripteur

·      Reconnaissance des limites de l’enfant

·      Disposition des parents et personnalité

·      Conscience de l’importance de la communication

Soutien de l’environnement

 

·      Aide financière

·      Éducation des parents

·      Preuves objectives

 

Ce que nous disent ces deux études de Park, c’est qu’il faut du temps pour digérer que ton enfant affronte d’importantes difficultés. Une de mes amies dit souvent : « quand son enfant souffre, une mère souffre cent fois ». Mais ce qu’ajoutent les réponses des parents, c’est qu’identifier les interventions qui aident leur enfant, passer de bons moments avec lui, le voir révéler un potentiel jusque-là masqué, se projeter dans un avenir où il aura sa place, soutient les parents. Cela leur permet de redécouvrir qu’ils sont ses meilleurs éducateurs, et qu’en développant des connaissances et des attitudes rendues nécessaires par le handicap qu’il affronte, ils vont pouvoir l’amener loin.

 

Les implications de l’étude de Park complètent celles de l’étude de Moorcroft et al. :

•       Il faut placer l’éducation des parents au premier plan lors de l’introduction de la CAA.

•       Ils ont besoin d’être informés et responsabilisés.

•       Il leur faut des manuels spécifiquement créés pour eux.

•       Les réseaux de parents sont un soutien précieux.

•       La coopération nécessaire avec les experts de la CAA est nécessaire.

•       Ils ont besoin d’explorer de leurs propres forces et ressources pour éduquer leur enfant, mais aussi pour soutenir le progrès au sein de la communauté CAA.

Cependant, une des limites que Park identifie à son étude, est que les familles interrogées ont bénéficié des services de professionnels très expérimentés en CAA.

Il est donc temps d’observer ce qu’on sait de l’influence des professionnels sur l’acceptation ou le rejet de la CAA par les parents. En particulier le nôtre, nous, les orthophonistes.

 

Alison Moorcroft, Nerina Scarinci et Carly Meyerse se sont penchées sur les rôles joués par les orthophonistes dans l’acceptation ou le rejet de la CAA (4). Reprenant la technique de l’interrogatoire semi-dirigé, elles ont identifié quatre thèmes relevant de la responsabilité des orthophonistes, mais aussi des différents professionnels composant l’équipe de CAA les entourant.

1.        Les parents ont été influencés par l’attitude et l’expérience des professionnels. Ceux-ci peuvent croire encore que la CAA va limiter l’apparition ultérieure de la parole de l’enfant. Les enseignements délivrés à l’enfant peuvent ne s’être focalisés que sur les connaissances académiques en n’incluant pas sa participation dans ses différents environnements. Les parents qui avaient investi du temps et de l’argent dans des systèmes de CAA peuvent avoir été amenés à rencontrer des orthophonistes moins entraîné.e.s qu’eux-mêmes, qui n’ont pas pu s’ajuster aux défis moteurs ou sensoriels de leur enfant, établissant leurs cibles thérapeutiques sur ses défis cognitifs davantage que sur ses potentiels, ou, quand ils disposaient des connaissances et des savoir-faire, manquer de disponibilités pour le recevoir assez souvent.

2.        Les parents ne se sont pas sentis soutenus par les orthophonistes. Les parents rapportent qu’ils auraient souhaité recevoir des informations et un entrainement à l’utilisation de la CAA, mais aussi des programmes d’intervention, ainsi que des objectifs, bien détaillés et progressifs.

3.        La communication entre les différents intervenants n’était pas efficace. En particulier, certains n’ont pas été impliqués dans le choix du système de CAA, qui était celui que les professionnels maitrisaient le mieux, eux-mêmes. Si un système comprenant beaucoup de mots était implémenté une année, l’année suivante, on a pu leur demander de réduire drastiquement le nombre de mots pour ne pas perdre tout le monde. Jugeant inutile de livrer bataille avec les professionnels, les parents se sont alors repliés sur l’utilisation de la CAA complète à la maison, mais se sont découragés. La collaboration entre les orthophonistes et les enseignants est plusieurs fois relevée comme étant un point décisif pour soutenir le développement de la CAA.

4.        Les parents ont rencontré des difficultés pour utiliser la CAA parce qu’ils ont manqué d’une communauté les soutenant. Le sentiment de solitude des parents qui se sont lancés sans trouver d’encouragement dans leurs différents cercles de vie est très souvent exprimé. Les parents témoignent à de nombreuses reprises de l’importance cruciale des communautés de familles d’enfants avec des handicaps de communication, mais aussi de leur souhait que leur enfant puisse recevoir un enseignement adapté à eux, ambitieux.

 

Continuant d’explorer les différents points de vue de l’ensemble de la communauté CAA, Alison Moorcroft, Jennifer Allum et Nerina Scarinci ont étudié les réponses de seize orthophonistes au rejet ou à l’abandon de la CAA par les parents (5).

Elles ont constaté que les orthophonistes, qui plaçaient la famille au centre de leurs interventions, pouvaient se sentir écartelés entre leur souhait de respecter le choix des parents rejetant la CAA, et la certitude que celle-ci était probablement le meilleur choix thérapeutique pour l’enfant. Ils témoignaient également d’une perte de sens de leur exercice professionnel lorsqu’ils se pliaient à des objectifs choisis exclusivement par les parents, mais qui paraissaient aux orthophonistes décontextualisés de ce qu’ils comprenaient de l’enfant. Il est arrivé que les orthophonistes continuent d’utiliser la CAA en séance, allant ainsi à l’encontre du souhait des parents. Enfin, nos confrères et consœurs témoignent avoir ressenti tout un ensemble de sentiments négatifs à la suite du rejet de la CAA, qui ont eu un impact sur les soins offerts à l’enfant.

 

Pfffff, ce n’est pas marrant, tout ça. Heureusement, ce dont nous parlons aujourd’hui, ce sont les quelques fois où ça ne marche pas. Comprendre les difficultés nous permet de savoir quoi faire pour les résoudre. Cela demande du courage, mais aussi d’aiguiser notre volonté de faire mieux. Et je dois témoigner, maintenant que cela fait très longtemps que j’avance aux côtés des parents, que cela fonctionne dans la grande majorité des cas.

Alison Moorcroft, Nerina Scarinci et Carly Meyerse (6) nous donnent les clés de la réussite de l’implémentation de la CAA. Ouf !

Il nous suffit de nous concentrer sur la façon dont les parents voient leur enfant (et c’est une source d’informations et d’aide hyper précieuse pour nous), mais aussi l’intervention en CAA. Nous avons aussi besoin de tenir compte du réseau de soutien qui les entoure. J’exerce pour ma part en secteur rural très déficitaire. L’explosion des réseaux est pour nous un soutien déterminant pour nous, ainsi que l’apparition des groupes parentaux.

Les témoignages de réussite des familles dont les enfants affrontent des handicaps de communication est déterminant pour se projeter dans un avenir meilleur, surtout lorsque l’implémentation du système de CAA débute et que l’enfant met du temps pour comprendre ce que la CAA lui apportera. Les démarrages peuvent être longs chez certains, avant qu’ils aient la possibilité de nous montrer que nous ne nous sommes pas trompés. Il faut tenir bon, s’encourager les uns les autres. Les récits de vie sont une aide précieuse à ces moments-là.

Les caractéristiques des systèmes de CAA sont un point crucial que nous ne pouvons pas contourner pour nous concentrer sur celui que nous, orthophonistes, maîtrisons le mieux. Ce n’est pas nous qui allons parler au quotidien avec lui, mais l’enfant et sa famille. Prendre le temps de les étudier tous ensemble, de les essayer pour déterminer celui qui répond le mieux aux styles familiaux et aux besoins sensoriels et moteurs de l’enfant est un temps gagné pour la suite déterminant.

Tenir compte des possibilités et des exigences de la famille est essentiel, mais aussi d’accueillir nos propres limites et émotions. Un professionnel est une personne. Nous formons une communauté humaine autour de l’enfant. Maintenant que la CAA se répand en France, il y a toujours quelqu’un qui pourra nous aider à poursuivre notre chemin avec cette famille, en nous formant ou en nous accompagnant grâce à une supervision. Cela fait grandir nos compétences professionnelles.





 « Lors de l’introduction d’un système de CAA, les professionnels de la CAA doivent regarder au-delà de l’enfant ayant des besoins complexes de communication et plutôt tenir compte de façon holistique de l’interaction entre l’enfant, ses parents, les systèmes de CAA disponibles et leurs propres préjugés et limites cliniques. »

Moorcroft et al. 2019

 

Et ça, ça marche. Très bien même. C’est un jeu d’équilibre entre nous tous. Mais, somme toute, c’est normal. Communiquer, c’est s’ajuster.

 

Références

 

1.        Moorcroft A., Scarinci N. et Meyer C., “I’ve had a love-hate, I mean mostly hate relationship with these PODD books” : parent perceptions of how they and their child contributed to AAC rejection and abandonment, Disability and Rehabilitation: Assistive Technology, 2019https://doi.org/10.1080/17483107.2019.1632944

2.        Park H., “I Kept Questioning It in the First Months”: The Process of AAC Acceptance in Parents of Children with Complex Communication Needs, Communication Sciences and Disorders, 2021 https://doi.org/10.12963/csd.21801

3.        Park H., Parents’Experiences and Acceptance Factors of AAC Intervention for Children with Complex Communication Needs, Communication Sciences and Disorders, 2020https://doi.org/10.12963/csd.20729

4.        Moorcroft A., Scarinci N. et Meyer C., ‘We were just kind of handed it and then it was smoke bombed by everyone’ : How do external stakeholders contribute to parent rejection and the abandonment of AAC systems?, Alternative and Augmentative Communication, 2019https://doi.org/10.1111/1460-6984.12502

5.        Moorcroft A., Allum J., Scarinci N., Speech pathologists’ responses to the rejection or abandonment of AAC systems, Disability and Rehabilitation: Assistive Technology, 2021https://doi.org/10.1080/09638288.2021.1900412

6.  Moorcroft A., Scarinci N. et Meyer C.,Speech pathologist perspective on the 5.  acceptance versus rejection or abandonment of AAC systems for children with complex communication needs,Alternative and Augmentative Communication, 2019

 



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