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Lire et écrire si on ne parle pas

  • albaneplateau
  • 15 déc. 2024
  • 9 min de lecture


Pourquoi est-ce cette publication plutôt qu’une autre qui m’a fait sursauter ? Pourquoi ce jour-là et pas un autre ? Et pourquoi dans ma tête, ai-je traduit : « Très bien, il essaie d’apprendre à lire, mais pour quoi en faire ? ». Je ne le saurai probablement jamais. Toujours est-il qu’elle a été déterminante, cette publication de ce parent que je ne connais pas.

 

Je fais partie de ces grandes lectrices, gourmandes, enthousiastes, entourées de milliers de pages en papier, virtuelles ou même audio, et je suis issue d’une lignée de femmes du même acabit. Mon arrière-grand-mère racontait qu’enfant, elle se cachait sous son lit pour ne pas se faire prendre à lire. Je me suis toujours demandé s’il y avait déjà l’électricité chez elle, et si ce n’était pas le cas, comment elle avait fait pour ne pas mettre le feu. J’ai perpétué la tradition, mais à la lampe de poche.

J’ai écumé la bibliothèque municipale, puis les librairies, traversé les villes un livre à la main (rentrant de temps en temps dans un lampadaire ou un platane), raté des stations de métro à cause d’un roman, séché des cours dont les professeurs étaient concurrencés par de valeureux héros (je me suis fait prendre), appris des milliers de choses en surfant sur le web, développé des compétences en anglais grâce à la littérature scientifique, trouvé des solutions pour mes patients dans de gros bouquins, rempli des dossiers administratifs monstrueux (sûrement le défi le plus difficile), consacré 16 ans à lire des histoires à mes enfants, rencontré des ami.e.s sur les réseaux, papoté par sms avec mes proches, où qu’ils se trouvent dans le monde.

Que me serait-il arrivé si on ne m’en avait pas jugée digne de lire ? Que serais-je devenue si on m’avait cantonnée à des activités d’autonomie domestique ? Je n’ai aucun talent pour elles. J’aurais négligé les listes de courses, laissé les pantalons dans la machine à laver, détesté qu’on me propose de me distraire en faisant des lotos, tronçonné les lilas, souffert d’ennui chronique, serais devenue apathique. Cela aurait probablement confirmé une présomption d’incompétence, et justifié qu’on ne tente pas de m’en apprendre davantage, peut-être même pour protéger la petite chose fragile et incompétente que j’aurais semblé être. Heureusement, personne ne s’est jamais demandé à quoi cela pourrait bien me servir de m’apprendre à lire. Ben évidemment. Je parlais, moi, et même si on ne m’avait pas enseigné les règles pour lire, j’aurais certainement appris seule.

En effet, on m’avait élevée dans les livres. J’avais observé autour de moi chacun les utiliser, mais aussi comment les grandes personnes consultaient les programmes pour choisir ceux qui les intéressaient, dépliaient les lettres qu’elles recevaient, les commentaient et y répondaient, rédigeaient leurs listes de courses, signaient leurs documents, s’engueulaient parce qu’elles n’avaient pas vu le bon panneau sur l’autoroute. On avait déchiffré pour moi les noms sur les boites de céréales ou les pots de moutarde, cousu une nominette sur mes vêtements et appris à tracer Albane. On m’avait chanté des comptines, joué avec les mots devant moi. On m’avait transmis juste ce qu’il fallait pour développer le langage écrit à une enfant sans défi particulier à relever. J’avais pu marcher sur un chemin de littératie riche qui m’avait déjà appris ce que c’est qu’être une lectrice ou une écrivaine. Il ne restait plus qu’à ajouter le code des lettres. Personne n’a jamais douté que je saurais quoi en faire, à commencer par moi.

Ouf, je l’ai échappé belle.

 

Peut-être que ce parent qui exprimait sa révolte sur les réseaux m’a ouvert les yeux sur la chance incroyable que j’avais eue, et peut-être qu’en me faisant prendre conscience du danger auquel j’avais assez miraculeusement échappé, m’a-t-il permis de comprendre l’injustice et la violence qu’on inflige à ceux qu’on prive de cet apprentissage fondamental, dont on limite la marche sur le chemin de la littératie.

 

Mais la littératie, c’est quoi, en fait ? Même son orthographe peut varier ! On retrouve en effet littératie ou littéracie, dans notre langue.

Le Petit Robert (1) nous explique qu’il s’agit d’un terme emprunté à l’anglais, utilisé en pédagogie, qui caractérise l’aptitude à lire, à comprendre, et à utiliser l’information écrite dans la vie quotidienne.

Le gouvernement d’Alberta (2) au Canada, offre de nombreuses ressources pédagogiques sur son site. Il précise la définition de notre bon vieux Robert : « La littératie a toujours été perçue comme étant la lecture et l’écriture. Bien qu’elles soient des éléments essentiels de la littératie, notre compréhension de celle-ci englobe beaucoup plus aujourd’hui. Alberta Education définit la littératie comme étant l’habileté, la confiance et la volonté d’interagir avec le langage pour acquérir, construire et communiquer un sens dans tous les aspects de la vie quotidienne. Le langage se construit comme un système de communication construit en fonction de facteurs sociaux et culturels. »

Dans sa définition, l’UNESCO (3) apporte des éléments supplémentaires : « La littératie implique un continuum d'apprentissage pour permettre aux individus d'atteindre leurs objectifs, de développer leurs connaissances et leur potentiel, et de participer pleinement à leur communauté et à la société au sens large. Généralement, la littératie englobe également le calcul, la capacité de faire des calculs arithmétiques simples. Le concept de littératie peut être distingué des mesures pour le quantifier, telles que le niveau de littératie et la littératie fonctionnelle. »

C’est ainsi qu’on va retrouver le mot littératie associé à d’autres termes, formant à terme un véritable nuage de mots révélant un concept en réalité très large.


Nuage de mots réalisé avec l'application Shapego à partir des différentes définitions de la littératie
Nuage de mots réalisé avec l'application Shapego à partir des différentes définitions de la littératie

 

Erin Sheldon, qui est spécialiste du développement du langage et de la littératie, et maman d’une jeune adulte autiste et porteuse d’un syndrome d’Angelman, définit le langage écrit comme n’étant jamais que le langage sous sa forme visuelle. Karen Erickson, qui dirige le Center for Literacy and Disability Studies (4), en Caroline du Nord, résume le concept ainsi :

 

La littératie, c’est lire pour comprendre, et écrire pour transmettre sa pensée, au reste du monde.

 

Quand les choses sont complexes, je dois avouer que j’apprécie conserver des points de repère forts qui m’évitent de m’égarer quand je creuse un concept. Cette définition de Karen Erickson, je l’ai faite mienne. Est-elle simpliste pour autant ? Lire, comprendre, écrire, transmettre et penser sont tous des opérations humaines complexes. Un humain n’est-il capable de les réaliser que s’il parle ?

 

Céline Carette et Céline Hasbrouck (5) témoignent de leur surprise lorsqu’elles ont constaté qu’un certain nombre des élèves de l’Institut d’Éducation Motrice où elles enseignent étaient lecteurs. Ces enfants, en situation de polyhandicap, affrontant de très importantes limitations motrices et ne parlant pas, n’avaient pas pu donner d’indices autorisant leur entourage à le supposer. Le handicap de communication affecte sévèrement ceux qui l’affrontent pour s’exprimer. Mais il affecte aussi leurs interlocuteurs, qui ne les comprennent que peu.

Les outils de Communication Alternative et Augmentée (CAA) tracent un pont entre les humains qui parlent et ceux qui ne le peuvent pas. Pour ce faire, toutes les CAA vont solliciter une forme de communication visuelle pour représenter les mots.

 

Symboles représentant les mots



Dynamiques

Statiques

Signes issus ou non de la LSF

Photos, illustrations

Pictogrammes

Mots écrits

Très souvent les utilisateurs vont naturellement les associer entre elles, un peu à la façon dont les humains ordinaires le font lorsqu’ils gesticulent pour manifester leur émotion, gribouillent un schéma pour structurer une idée, associent un vocal à un sms, notent sur un bout de papier les articles les plus importants de la liste de courses qu’ils négocient avec leur conjoint.e. Dans les CAA statiques, ce qu’on retrouve quasi systématiquement associés à une représentation plus imagée, ce sont les mots écrits. En fait, quand on découvre une CAA, la chose qu’on est sûr d’y trouver, ce sont ces mots écrits et les lettres de l’alphabet, parce que c’est le code visuel du langage que la très grande majorité d’entre nous utilise, et grâce auquel nous allons nous repérer pour enseigner la signification des pictogrammes. Enfin, si l’utilisateur dispose d’une synthèse vocale, ce sont ces messages en langage écrit qui sont oralisés.

Une CAA peut contenir des milliers de mots. Le rangement de ces mots est déterminant pour autoriser à les retrouver. Observer les pages d’accueil des dispositifs les plus généreux en vocabulaire est toujours une leçon intéressante. En général, l’observateur retrouve des codes de couleurs, qui lui permettent de se repérer dans différentes classes de mots (les noms, les verbes, mais aussi les adjectifs, les pronoms, les adverbes). Ces mots sont souvent rangés de gauche à droite, dans le sens dans lequel nous allons commencer à écrire, et s’affichent de cette façon dans la fenêtre de message. Si les boutons contiennent des phrases, il voit aussi très souvent des couleurs lui indiquant leurs fonctions (question, commentaire, salutation, par exemple).

Les CAA tracent un pont entre le langage oral et le langage écrit, dès la minute où on les présente à leurs utilisateurs. Elles le font la plupart du temps en référence à un modèle linguistique écrit et adulte. On les plonge dans un univers de langage écrit, et, heureusement, la question de savoir si cela va leur servir ne se pose pas avant de le faire.

Cela peut sembler beaucoup, des milliers de mots. Les quelques fois où j’ai tenté de dénombrer combien en comprenaient les dispositifs que j’analysais, je suis arrivée à un nombre aux alentours de 11000. C’est pas mal, 11000 mots. On peut dire beaucoup de choses avec. Cependant, c’est entre 2 et 3 fois moins que ce dont un adulte dispose. De plus, l’expérience montre qu’on passe notre temps à en ajouter, et à les modifier, afin de se rapprocher le plus possible des besoins, de la culture et du style de chaque utilisateur de CAA. Même ainsi, on passe souvent à côté de ce qu’il souhaite réellement dire, jusqu’à ce qu’il puisse programmer ses mots lui-même.

En réalité, le seul moyen pour une personne qui n’oralise pas d’exprimer la réalité de sa pensée, c’est de pouvoir les écrire elle-même.

 

En novembre 2019, lors de la conférence introductive de Communication Matters, à Leed, au Royaume Uni, Karen Erickson (6) a résumé en quoi la littératie est déterminante pour les utilisateurs de CAA.



Nous vivons dans un monde où il est aussi important de pouvoir sortir son téléphone de sa poche pour envoyer des messages à des gens où qu’ils se trouvent et à n’importe quel moment, que d’avoir la possibilité de communiquer oralement face à face. Paradoxalement, alors que nos capacités technologiques ne cessent de croître et de se répandre, l’obsolescence des matériels fait disparaitre des dispositifs dont les utilisateurs ne peuvent pas obtenir les mises à jour, ou voient mourir ceux dont ils avaient l’habitude, sans possibilité de les remplacer. Le seul moyen d’être assurés de pouvoir toujours continuer d’interagir au-delà de la dépendance matérielle, c’est de lire pour comprendre et d’écrire pour transmettre sa pensée.

Pour cela, il faut recevoir un enseignement complet de la littératie. Et cet enseignement doit être délivré à tous. Le Center for Literacy and Disability Studies s’est tout d’abord consacré à l’enseignement de la littératie à des élèves affrontant des paralysies cérébrales, puis s’est ouvert à ceux rencontrant des difficultés intellectuelles ou sensorielles, des troubles du spectre de l’autisme, de graves troubles des apprentissages. Karen Erickson témoigne que, pour ces enfants, tout ne commence pas avec la littératie, mais avec la CAA. Elle nous parle de sa passion pour cet incroyablement inventif bricolage qu’on est amené à réaliser quand on s’y plonge à fond. Mais cela n’est que le début. Car on ne peut pas faire ce qu’on veut, dire ce qu’on veut à qui on veut le dire, être qui on veut, si on ne vous enseigne pas à lire et à écrire. Puis, avec générosité, elle plante pour nous les bases de la pédagogie qui permet cet enseignement complet pour tous.

Car, ce dont Karen Erickson témoigne, reprenant les mots de David Yoder, c’est que personne n’est trop quelque chose pour qu’on lui enseigne à lire et à écrire. La recherche démontre que c’est tout à fait possible, et évidemment très bénéfique pour les personnes. Karen Erickson et David Koppenhaver ont consacré un ouvrage (7) assez dense à résumer ces recherches, classées par thèmes et illustrées de nombreux exemples issus de leur pratique de l’enseignement.

 

Apprendre à lire et à écrire à quelqu’un, c’est un métier, mais marcher sur le chemin de la littératie n’est-il l’affaire que de l’école ? N’est-ce qu’une affaire qui débute et s’achève avec le cycle 2 des programmes scolaires ? J’ai une grande affection pour cette infographie québécoise (8) qui s’appuie sur les travaux du collectif Clé (9). Elle résume joliment tout ce qui compte pour grandir dans le continuum de la littératie, et à quel point les interactions sont cruciales afin de, certes, construire des savoirs et des savoir-faire, mais aussi de développer des pratiques et des expériences, identifier nos goûts et nos préférences grâce aux émotions que nous ressentons lorsque nous vivons avec l’écrit, reconnaître la valeur de l’écrit dans nos sociétés, être certains que chacun de nous est un lecteur et un écrivain.

 

 

Nous sommes tous impliqués à notre mesure pour soutenir les personnes qui ne parlent pas. Comment ? En interagissant avec elles. La CAA le permet, et les objectifs en littératie soutiennent aussi le développement de la CAA (10). Mais aussi en croyant fort en elles, tout en ayant confiance en nos capacités de leur transmettre ce dont elles ont besoin pour apprendre à lire et à écrire, complètement.

En tant qu’orthophoniste, qui aurait probablement considérablement souffert d’être privée de la possibilité de lire et d’écrire, je sais qu’aucun objectif ne peut être plus fonctionnel qu’un objectif visant la littératie pour un utilisateur de CAA. Car savoir lire pour comprendre et écrire pour transmettre sa pensée, chez nous, c’est être humain parmi les humains.



Références

 

5.     Carette, C., Hasbrouck, C., Blaevoet, J.P., Decat, J. (2022). Élèves en situation de polyhandicap. Laissez-vous bousculer!, L’Harmattan, Coll. Enfance, éducation et société

7.     Erickson K.A., Koppenhaver D.A. (2020). Comprehensive Literacy for All, Teaching Students with Significant Disabilities to Read and Write, Brookes, Coll. Special education

10.  Lynch, Y., McCleary, M., et al. (2018)., Instructional strategies used in direct AAC interventions with children to support graphic symbol learning: A systematic review, Child Language Teaching & Therapy, 34(1), 23-36. https://doi.org/10.1177/0265659018755524

 

Je dois l’expression « être un lecteur ou un écrivain » à l’incroyable orthophoniste qu’est Jane Farrall. Elle consacre un blog à la CAA et à la littératie. Vous le trouverez là : https://janefarrall.com .

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