Parler un jour : qu'est-ce qui compte ?
- albaneplateau
- 24 nov. 2024
- 9 min de lecture
Dernière mise à jour : 15 déc. 2024
Parmi les thèmes souvent abordés dès qu’on évoque la Communication Alternative et Augmentée (CAA), il y a les mythes. Et parmi les mythes, il y en a un qui me fascine, je dois l’avouer : qu’on croie que si on donne à quelqu’un un outil de communication, ça va l’empêcher de parler. Il est certain que rien n’égale la fluidité et l’efficacité de la parole naturelle. C’est une magie des humains. Cependant, bien que la plupart d’entre nous soient parvenus à la développer si aisément qu’ils n’en conservent aucun souvenir, c’est un processus complexe qui nous permet de communiquer par la parole.
On ne présente pas MaryAnn Romski et Rose Sevcik, qui sont chercheuses à Atlanta, et ont consacré une grande part de leurs recherches à observer les apports de la CAA sur le développement du langage et de la communication des personnes faisant face à un handicap de communication. Casy Walters est une jeune chercheuse de la même université. Elle s’est associée à ces deux sommités afin d’étudier l’impact de l’implémentation de la CAA par les parents sur les mots produits par les enfants, dans un papier dont elle est la première auteure (1). Il se trouve que la revue de littérature de cet article résume les facteurs intrinsèques et extrinsèques à l’enfant qui peuvent prédire le développement de son langage parlé.
Le développement de chaque enfant doit être examiné avec précision, car chacun a sa propre trajectoire. Cependant, des observations par types de diagnostics nous fournissent des points de repère. Les enfants faisant face à des handicaps développementaux présentent souvent des retards dans leur babillage, dans l’acquisition de leurs premiers mots, et dans la production précise des sons du langage. Les enfants avec des déficiences intellectuelles commettent davantage d’erreurs de phonèmes, et de suppressions de phonèmes consonantiques. Les enfants présentant une paralysie cérébrale rencontrent souvent des difficultés pour parler en rapport avec une dysarthrie, qui a un impact sur leur contrôle respiratoire, la force de leur motricité verbale, et la coordination et la flexibilité de leurs articulateurs. Même s’ils n’ont pas de dysarthrie, ces enfants présentent davantage de distorsions vocaliques, d’erreurs consonantiques, et de difficultés pour produire des mots multisyllabiques, ce qui affecte plus ou moins sévèrement leur intelligibilité. Les enfants porteurs de trisomie 21 présentent une faiblesse musculaire des lèvres, de la langue, du palais et de la mandibule, ce qui limite la mobilité et la coordination de leurs articulateurs, et entraîne des difficultés pour produire les sons du langage avec intelligibilité. Enfin, les enfants faisant face à des troubles développementaux du langage oral présentent souvent une faiblesse articulatoire, même s’ils n’ont pas de limitations physiques associées.
Observer les capacités à articuler les sons du langage est évidemment essentiel pour comprendre comment les enfants font pour parler avec leur voix naturelle. Mais ces aspects moteurs ne sont pas les seuls à influencer le développement de la parole. La compréhension du langage en est aussi un élément crucial, tout particulièrement pour les enfants peu ou pas oralisants au début des interventions. Il existe un lien très fort entre la compréhension des symboles graphiques et la compréhension et l’expression du langage. Chez les enfants présentant des handicaps intellectuels modérés à sévères, ce lien est directement corrélé à leur compréhension des mots de vocabulaire. Nous pourrions relier cette conclusion scientifique à tout ce que nous apprend la fréquentation des jeunes enfants autistes sur le lien entre compréhension et expression (le lecteur est invité à se reporter à cet article https://www.labodesmots.com/post/comprendre-et-s-exprimer-quand-on-est-autiste).
Walters, Sevcik et Romski nous rappellent enfin que la meilleure valeur ajoutée à la prédiction des futures capacités de parler de façon intentionnelle des enfants est de réaliser un inventaire des consonnes produites par les enfants lors de leurs vocalisations ou de leurs énonciations de mots. J’ai là une pensée reconnaissante pour Valentin Be
aujeard qui nous montre toujours comment réaliser de façon très fonctionnelle cette mesure lors de sa formation à la VB-Mapp, à partir d’une vidéo de l’enfant au cours de laquelle il collecte tous les mots ou les sons produits aux instants T.
Pour résumer, on parle en utilisant nos organes phonatoires et ce qu’on comprend du langage, aussi bien en ce qui concerne les mots eux-mêmes, que notre façon de les agencer entre eux pour former des phrases, ainsi que des raisons pour lesquelles nous les utilisons pour réguler nos interactions avec nos interlocuteurs.

Ces enfants qui présentent des défis importants pour parler avec leur voix naturelle peuvent mettre des mois, voire des années, à les relever. Parfois, les défis sont si importants que, même s’ils parlent un peu, la parole qu’ils auront eu tant de mal à développer ne pourra toutefois pas leur permettre d’exprimer la richesse de leur pensée de façon efficace et fonctionnelle. Attendre sans rien leur offrir pour compenser cette difficulté entraine de graves dommages sur le développement de leurs capacités à interagir et à participer à leur environnement, de leur vocabulaire, de leur syntaxe, de leurs apprentissages, et sur leur confiance en eux. C’est là qu’entre en jeu ce fauteuil roulant du langage et de la communication qu’est la CAA. Il est passionnant de regarder également quelle influence elle a sur le développement de la parole des enfants auxquels elle est offerte.
Romski et al., citée dans l’étude de Walters et al. (1), a par ailleurs montré que l’implémentation d’une CAA, avec ou sans sortie vocale, permet à des enfants présentant de sévères défis développementaux, d’exprimer 3 à 5 fois plus de mots oraux que si l’intervention ne porte que sur la communication verbale. Millar et al. (2) et Shlosser & Wendt (3) ont réalisé des revues systématiques des études portant sur l’impact de l’implémentation de la CAA sur le développement de la parole. Les conclusions de leurs travaux montrent une augmentation des productions vocales des enfants à la suite d’une intervention mettant en œuvre une CAA impliquant une voix de synthèse (c’est-à-dire des appareils de plus ou moins haute technologie ayant une sortie vocale, permettant à leurs utilisateurs d’utiliser des sons pour communiquer même si leur voix naturelle ne le leur permet pas).
Parsons &La Sorte (4) et Shlosser et al. (5) ont montré que solliciter les dispositifs de CAA avec une sortie vocale améliorait davantage la parole d’enfants autistes que l’utilisation de CAA low tech (c’est-à-dire papier, sans sortie vocale), confirmant les études d’auteurs, cités par Walters, Sevcik et Romski (1). Kasari et al. (6), dans une très jolie étude, a montré que l’implémentation d’une CAA avec une sortie vocale soutient la communication spontanée des enfants autistes, le développement de nouveaux mots, ainsi que la réalisation de commentaires, davantage que si la CAA n’a pas de sortie vocale.
Toutes les études concordent pour dire que lorsque la parole ne se développe pas à la suite de l’introduction de la CAA, elle ne diminue jamais. Les auteurs suggèrent que la stabilité des mots toujours placés aux mêmes endroits dans les dispositifs, et toujours produits de la même façon par les appareils, concourt à leur identification par les enfants et, par la suite, à leur production, lorsque celle-ci devient possible.
Les chercheurs aimant se poser des questions précises, Walters, Sevcik et Romski (1) se sont demandé quelle est la contribution des prédicteurs de la parole (compétences linguistiques expressives et réceptives, imitation vocale, et nombre de productions inintelligibles) sur le nombre de mots ciblés et différents prononcés par des enfants aux diagnostics hétérogènes, à la suite d’interventions mettant en œuvre des dispositifs avec des sorties vocales. Pour cela, elles ont réalisé une étude rétrospective, utilisant les données très précises qui avaient été recueillies lors d’études antérieures. Elles ont défini trois objectifs, qu’elles ont atteints en mettant en œuvre les analyses statistiques les mieux à même d’obtenir les éléments de preuve pour chacun :
1. Caractériser et analyser le développement des sons du langage de jeunes enfants présentant des délais développementaux divers, à la suite d’interventions sur le langage impliquant les parents, en clinique et à domicile.
2. Examiner la précision des sons du langage produits par de jeunes enfants participant à une intervention mettant en œuvre une CAA avec sortie vocale, et celle de jeunes enfants participant à une intervention traditionnelle portant sur le langage verbal.
3. Étudier la relation entre les prédicteurs de la parole et le nombre de mots ciblés produits par les enfants à la suite de l’intervention.
Les 45 enfants retenus, sur les 109 dont les résultats ont été étudiés avaient entre 24 et 36 mois, présentaient des délais développementaux significatifs, un vocabulaire expressif de moins de 10 mots, un retard expressif déjà significatif malgré leur jeune âge, la capacité motrice d’accéder à des symboles sur une CAA avec une sortie vocale, et avaient enfin reçu des diagnostics autres que des troubles développementaux des sons de la parole ou du langage, des troubles visuels ou auditifs, ou de l’autisme. Concernant ce dernier point, il est assez logique que les auteures les aient écartés, dans la mesure où on connaissait déjà la réponse grâce aux études antérieures. Toutefois, il faut noter que cette étude rétrospective ayant recruté des données d’études antérieures, datées d’avant la parution du DSM 5, on peut observer que 6 enfants ayant été inclus dans la cohorte avaient reçu un diagnostic de trouble envahissant du développement. Les enfants ont été répartis en quatre groupes, le premier recevant une intervention visant le langage oral, le second une intervention en CAA augmentant la compréhension, le troisième une intervention visant l’expression en CAA, et le quatrième une intervention impliquant la CAA aussi bien pour comprendre que pour s’exprimer. Les interventions avaient lieu deux fois par semaine, duraient en moyenne 16 semaines, les premières ayant lieu en cabinet, accompagnées par les orthophonistes, et les 6 dernières au domicile des parents. 41 mères et 4 pères ont participé à cette étude. Chaque session durait 30 minutes, réparties en trois temps (temps de jeu, lecture interactive et goûter), et visait quatre objectifs (vocabulaire ciblé, accompagnement des parents, mode de communication, et stratégies mises en œuvre). Le groupe portant sur la communication orale servant de contraste aux groupes portant sur la communication augmentée par la CAA, les enfants y étaient encouragés à répondre en utilisant leur bouche. Les autres groupes ne recevaient aucune consigne particulière pour encourager les enfants à répondre en utilisant leur parole naturelle.
Les auteures ont constaté que :
1. 62% des enfants prononçaient des mots cibles à l’issue des interventions.
2. Les enfants présentaient bien logiquement, du fait de leurs différents diagnostics, des schémas divers et fréquents d’erreurs des sons de la parole (après tout, ce n’est pas pour rien que c’est si difficile pour eux de parler). Les auteures ont constaté que l’imitation verbale et le nombre de mots inintelligibles initiaux ne constituaient pas de prédicteurs significatifs de la parole ultérieure, contredisant ainsi des études antérieures anciennes. Elles émettent l’hypothèse que la parole pourrait aussi devenir plus intelligible à mesure que l’intervention progresse.
3. Les jeunes enfants, participant à une intervention augmentée par la CAA, avaient à terme une meilleure précision phonémique que les enfants bénéficiant d’une intervention portant seulement sur le langage verbal. Pour cela, il n’a pas été nécessaire d’introduire des mots ciblant des phonèmes consonantiques qu’on souhaitait leur voir produire. Ils sont arrivés naturellement au fil des interactions.
4. Les compétences en compréhension étaient le meilleur prédicteur des capacités ultérieures de ces enfants à parler par la suite.
Les auteures signalent différentes limites à leur étude. Elles soulignent en particulier qu’elles n’ont pas pu étudier le fait que les CAA offrent non seulement la possibilité d’oraliser les sons du langage à la manière dont les adultes le font, mais ne se limitent pas à ce modèle puisqu’elles proposent également d’autres supports linguistiques, dont les lettres qui soutiennent la compréhension des symboles qui y sont insérés.
Et là, cela parle particulièrement à l’orthophoniste clinicienne que je suis. S’il y a une chose que nous savons, nous les orthophonistes, c’est que tout enfant qui a du mal à parler sera considérablement aidé pour développer sa parole par l’apprentissage de la lecture. Mais voilà, c’est encore une question à laquelle il serait passionnant de répondre pour les enfants faisant face à des défis encore plus importants que des troubles du développement du langage et/ou des sons de la parole.
Pour conclure, même sans encourager directement les jeunes enfants présentant des défis développementaux importants à parler avec leur voix naturelle, ils le font mieux et spontanément si l’intervention mobilise une CAA avec une sortie vocale et soutient leur compréhension.

Références
1. Walters C., Sevcik R. et Romski M. (2021). Spoken Vocabulary Outcomes of Toddlers With Developmental Delay After Parent-Implemented Augmented Language Intervention, American Journal of Speech-Language Pathology.https://doi.org/10.1044/2020_AJSLP-20-00093
2. Millar, D. C., Light, J. C., & Schlosser, R. W. (2006). The impact of augmentative and alternative communication intervention on the speech production of individuals with developmental disabilities: A research review. Journal of Speech, Language, and Hearing Research, 49(2), 248–264. https://doi.org/10.1044/1092-438(2006/021)
3. Schlosser, R. W., & Wendt, O. (2008). Effects of augmentative and alternative communication intervention on speech production in children with autism: A systematic review. American Journal of Speech-Language Pathology, 17(3), 212–230. https://doi.org/10.1044/1058-0360(2008/021)
4. Parsons, C. L., & La Sorte, D. (1993). The effect of computers with synthesized speech and no speech on the spontaneous communication of children with autism. Australian Journal of Human Communication Disorders, 21(1), 12–31.https://doi.org/10.3109/asl2.1993.21.issue-1.02
5. Schlosser, R. W., Sigafoos, J., Luiselli, J. K., Angermeier, K., Harasymowyz, U., Schooley, K., & Belfiore, P. J. (2007). Effects of synthetic speech output on requesting and natural speech production in children with autism: A preliminary study. Research in Autism Spectrum Disorders, 1(2), 139–163. https://doi.org/10.1016/j.rasd.2006.10.001
6. Kasari, C., Kaiser, A., Goods, K., Nietfeld, J., Mathy, P., Landa, R., Murphy, S., & Almirall, D. (2014). Communication interventions for minimally verbal children with autism: A sequential multiple assignment randomized trial. Journal of the American Academy of Child and Adolescent Psychiatry, 53(6), 635–646. https://doi.org/10.1016/j.jaac.2014.01.019
Ne sont mentionnés ici que les articles que j’ai étudiés afin de rédiger cet article. Pour une revue bibliographique complète, le lecteur est invité à se reporter à l’étude de Walters et al.
Cet article est dédié à Marie L., étudiante émérite de M1 d’orthophonie, qui m’a offert cet article de Walters, Sevcik et Romski, avec un regard malicieux guettant ma réaction de lectrice gourmande.
Un article que je vais citer bien souvent dans mes préconisations !!!! Merci Albane !